Par : Jennifer Reid, un parent de la communauté
Comment se sent-on lorsqu’on a l’impression de se noyer? C’est à la fois lent et rapide. C’est surréaliste, presque comme si on se voyait de l’extérieur, conscients de ce qui nous arrive, tout en n’ayant pratiquement aucun contrôle sur les événements. Notre dialogue intérieur se résume à essayer de se convaincre que si l’on arrive à se calmer ou si on peut commencer à nager, on pourra atteindre des eaux plus sûres. On sait nager, on se répète toutes les étapes pour se sortir du danger, mais rien ne semble fonctionner.
En fait, la moindre action de notre part semble nous faire sombrer un peu plus. Crier à l’aide entraîne seulement davantage d’eau vers nos poumons déjà épuisés. Faire des signes pour appeler à l’aide semble vouloir siphonner l’énergie nécessaire pour rester à flots. Malgré tous les signaux que les gens sur la rive peuvent voir, ils ne comprennent pas que nous sommes en difficulté; on n’a pas l’air en danger depuis la terre ferme. Lorsque quelqu’un nous voit enfin, et commence à nager pour nous venir en aide, on s’inquiète de savoir s’il nous rejoindra à temps. Dans notre esprit, on a peur pour eux, sachant qu’ils pourraient être en train de nager vers leur propre danger, mais sans leur aide, on ne pourra peut-être pas rejoindre la rive.
Ceci n’est pas une métaphore sur le fait d’emprunter un chemin difficile… et ça l’est à la fois. J’ai vraiment eu un moment terrifiant où j’ai failli me noyer dans un lac un été. Je serai toujours reconnaissante à deux de mes adolescents et à ma belle-sœur qui ont vu mes calmes appels à l’aide et sont venus à ma rescousse pour m’aider à rejoindre la terre ferme. Sans leur courage et leur amour, je n’aurais peut-être pas été en mesure de garder ma tête hors de l’eau bien longtemps. Nous en serons tous affectés pendant longtemps. En même temps, les sentiments vécus ce jour-là se rapprochent tellement de ceux que j’ai ressentis en tant que parent d’un enfant aux prises avec des traumatismes relationnels (maltraitance à un jeune âge et liens d’attachement perturbés).
Savoir comment être un parent compréhensif et serein peut garder une personne à flots plus longtemps, mais même les nageurs les plus habiles peuvent s’épuiser. On peut réaliser avec surprise que l’on a dérivé en eaux troubles. Ce qui semblait gérable parce que l’on pouvait poser pied au fond de l’eau entre chaque vague devient tout un combat lorsque cette stabilité disparaît. Reprendre son souffle après chaque vague n’est plus une option. Parfois, on est obligé de retenir son souffle parce que la vague suivante s’en vient plus vite que notre habileté à récupérer. Élever un enfant incapable de réguler ses émotions, un enfant qui s’emporte ou se replie sur lui-même, un enfant qui nous repousse ou qui s’accroche tellement fort qu’il ne peut plus lâcher prise, ressemble beaucoup à essayer de se garder à flots en eaux vives.
Il est facile de penser que tous les enfants affrontent ces difficultés à certains moments, et c’est probablement le cas. Élever un enfant vient avec ses défis. Mais imaginez un instant un enfant qui vous repousse quasiment à chaque tournant. Il ne s’agit pas ici des comportements typiquement irritants qui font que parfois on souhaite ne plus être parent; il s’agit de véritables rejets. Imaginez un monde où la résistance, la défiance et les explosions de colère, verbales et physiques, sont presque constantes et semblent être provoquées par des situations aléatoires comme le fait de ne pas vouloir la collation que vous avez préparée et qu’il vient tout juste de vous demander. Imaginez vivre dans un monde où votre enfant semble vous mettre au défi de croire à son sujet ce que lui-même croit et craint à son propos : qu’il ne vaut rien.
Être le parent d’un enfant qui pousse votre patience dans ses derniers retranchements, qui dépasse toutes les bornes, puis qui, au moment exact où vous être prêt à abandonner, se tourne vers vous en ayant urgemment besoin de votre amour et de votre empathie, peut être tellement exigeant. Il s’accroche à vous alors que vous avez l’impression d’avoir déjà donné le peu d’énergie qu’il vous restait, et le même exact cauchemar recommence une heure plus tard. Un peu comme passer tout près de la noyade, élever un enfant avec un historique de traumatismes est peut-être quelque chose que l’on doit vivre pour vraiment le comprendre. Les membres de la famille, les professionnels et les gens qui nous soutiennent peuvent s’informer, être témoins et être là pour nous tenir la main et nous donner de nouvelles suggestions. Ils peuvent nous regarder depuis la rive ou même être en train de patauger dans l’eau en attendant de pouvoir nous venir en aide, mais ils ne peuvent pas le faire pour nous. Et même si leurs conseils et leurs stratégies semblent tout ce qu’il y a de plus fiables et raisonnables, essayer de les mettre en action alors qu’on lutte déjà pour chaque bouffée d’air tous les jours peut être épuisant.
Comme ce jour au lac où j’ai pu reprendre pied et que j’ai su que je ne me noierais pas, j’ai aussi réussi à trouver mes marques en tant que parent. L’aide et le soutien dont j’avais besoin pour regagner la terre ferme, c’est la même chose que les personnes qui m’étaient nécessaires pour me soutenir dans les moments où je voulais abandonner et où je croyais ne pas posséder ce dont mon enfant avait besoin. C’était les amis qui ne pouvaient que faire de la place à ma douleur, la famille qui a pris le relais lorsque je n’avais plus rien à donner, les professionnels qui ont vu, qui m’ont aidé à voir et qui n’ont pas abandonné. Et plus que tous, c’était les autres parents qui, comme moi, étaient aux prises avec tout cela ou qui m’ont redonné espoir avec leurs histoires de cette lumière qui peut parfois survenir.