Par Alice Audrain, parent, membre de la communauté, membre du conseil d’administration d’Adopt4Life et présidente de son comité Afro-Canadien.
La semaine dernière, ma fille avait une de ses mauvaises journées où ses insécurités prennent le dessus, le type de jour durant lequel elle a peur que nous cessions soudainement de l’aimer sans raison et sans préavis. Dans ces moments, elle croit que, pour éviter que cela ne se produise, elle doit détruire sa fratrie et revendiquer l’espace pour elle seule. Alors, elle a décidé de faire de leur vie un véritable enfer.
J’ai perdu mon sang-froid. J’ai crié que son comportement était blessant et inacceptable, puis je suis allée m’asseoir sur le divan pour me calmer. Mauvaise idée. Elle est arrivée en pleurant pour me dire qu’elle était désolée et tellement reconnaissante que je l’ai adoptée (en passant, elle a 5 ans), mais je n’étais pas prête à l’écouter alors je lui ai dit que nous en discuterions plus tard. Ce soir-là, au moment de la mettre au lit, j’étais prête à lui partager comment je me sentais. Réellement.
D’une voix calme et aimante, je lui ai dit que je ne croyais pas qu’elle était réellement reconnaissante d’avoir été adoptée. Elle m’a dit que j’avais raison.
Je lui ai dit que selon moi elle aurait préféré pouvoir rester avec sa mère biologique. Elle m’a dit que j’avais raison.
Je lui ai dit que je pensais qu’elle était parfois très triste, car contrairement aux autres enfants à l’école, elle avait été adoptée. Elle m’a dit que j’avais raison.
Je lui ai dit qu’à mon avis elle pensait que notre amour était limité, parce que puisqu’elle avait déjà été abandonnée, ça pouvait encore se produire, et qu’elle ressentait le besoin de s’assurer d’avoir tout l’amour afin d’être en sécurité. Elle m’a dit que j’avais raison.
Alors, je lui ai dit ce que j’aurais dû dire il y a très longtemps : j’aurai préféré que tu ne sois pas ma fille.
J’aimerais que sa mère biologique ait été en mesure de la garder et qu’elles n’aient pas dû être séparées. J’aimerais que la société soit plus juste et plus bienveillante, peu importe les différences. J’aimerais que sa vie ne soit pas d’une injustice telle qu’elle ne pouvait pas choisir la meilleure voie pour elle-même et que les adultes avaient tout le pouvoir de prendre ces décisions-là à sa place. J’aimerais que tous les aspects de sa vie ne soient pas une lutte constante en raison des traumatismes qu’elle a subis in utero et qui ont affecté son cerveau. J’aimerais qu’elle ne se sente pas si souvent à ce point dépassée et impuissante. J’aimerais pouvoir en faire davantage, être plus présente pour elle, chaque fois qu’elle a besoin de moi. J’aimerais que les choses soient totalement différentes.
Je veux qu’elle sache que je partage son chagrin parce que j’espère qu’elle saura me dire lorsqu’elle se sent triste et bouleversée. Je veux qu’elle sache que nous trouvons toutes les deux que sa situation est injuste et que cela nous cause à la fois peine et colère. Pour elle, tellement plus que pour moi, mais je partage son chagrin et je vais le reconnaître chaque fois qu’elle en aura besoin. L’adoption n’est pas la solution idéale, c’est une nécessité qui devrait être le tout dernier recours. L’adoption est un traumatisme. Mais la résilience consiste à trouver la joie à travers la souffrance. Et il y a de la joie dans l’adoption, car cela signifie qu’elle n’aura jamais à faire face à tout ça toute seule.
***
Si vous saviez exactement dans quoi vous vous embarquiez lorsque vous avez adopté un enfant et que vous avez affronté et surmonté tous les défis qui se sont présentés à vous en tant que parent d’un enfant ayant vécu des traumatismes, je ne pense pas que ce qui suit vous soit utile. Et si vous êtes également bien au fait des inégalités raciales au Canada, vous pouvez gagner quelques minutes en arrêtant votre lecture ici.
D’accord, discutons un instant.
J’ai eu une vie incroyablement mouvementée. Je suis née en France d’une mère noire aux origines caribéennes qui a vécu dans la rue durant son adolescence et d’un père fermier aux yeux bleus et indéniablement blanc en provenance d’une région rurale presque complètement isolée de la France. Mon gentil papa a commencé à exhiber des signes de troubles bipolaires de type 1 alors que j’étais encore bébé et j’avais 12 ans lorsqu’il s’est enlevé la vie. Je n’ai aucun souvenir de n’avoir jamais vécu une vie « normale », tranquille ou stable. J’ai grandi en étant mi-adulte, mi-enfant. J’ai commencé à militer à l’âge de 12 ans et annoncé mon homosexualité à 16 ans; je suis devenue une leader étudiante à 18 ans et j’ai rencontré ma femme à 21 ans. À l’époque, elle vivait au Canada, était mère de 3 jeunes enfants et a reçu un diagnostic de cancer du sein au stade 3 quelques jours après que nous nous soyons avoué notre amour mutuel. Et tellement plus encore. Mais rien de tout cela n’est comparable au fait de devenir un parent adoptif. Rien du tout.
Peu importe le nom donné (adoption, garde par un proche, kafala, responsabilités traditionnelles, etc.), accueillir un enfant dans votre famille afin de former des liens durables est tout autant merveilleux que douloureusement compliqué. L’accueil de mes plus jeunes enfants a mis mon monde sens dessus dessous.
J’ai grandi en pensant que l’adoption était une façon très organique de fonder une famille. Ma tante biologique a été adoptée par sa propre tante et son propre oncle. En fait, elle a été placée en adoption par mes grands-parents biologiques, c’était la plus jeune et leur dernier enfant. Cela vous semble étrange? Pas pour moi, et pas dans ma culture caribéenne. En Amérique du Nord, on appelle cela « l’Adoption noire » et cela fait partie de l’héritage africain conservé par les descendants d’esclaves. Chaque culture considère et pratique l’adoption de manière particulière. Mais j’ai toujours su qui était qui dans ma famille, et les parents adoptifs de ma tante sont devenus une paire extra de grands-parents. Ma tante m’a dit qu’elle était très reconnaissante d’avoir eu sa famille et a toujours remercié sa mère biologique (ma grand-mère) de lui avoir donné des parents aussi merveilleux. C’est ce à quoi j’aspire et je me rappelle avoir décidé à un très jeune âge que, moi aussi, je voulais adopter des enfants. Pour moi l’adoption était synonyme d’ouverture, de liens et de joie.
Alors, imaginez ma stupéfaction lorsque j’ai réalisé ce que représentait une adoption fermée. Imaginez à quel point cela fut difficile d’accepter que mes propres enfants (même si c’était seulement temporaire) dussent être en adoption fermée. J’ai découvert, qu’après tout, adopter ne serait peut-être pas rempli d’autant de joie que je le pensais.
***
Ma femme et moi n’avons pas postulé pour devenir parents adoptifs. Nous avons fait une adoption par un proche, ce qui signifie que nous étions le meilleur choix de placement pour nos enfants au moment où ils sont devenus « adoptables » parce que nous étions déjà dans leurs vies (nous donnions des soins de répit pour leur famille d’accueil depuis qu’ils étaient bébés). Nous avions déjà trois enfants à ce moment-là et nous avons donc dû nous réunir pour décider si nous allions aller de l’avant avec l’adoption. Nos enfants étaient absolument ravis à l’idée d’avoir deux nouvelles sœurs qu’ils aimaient déjà. Par la suite, ma femme m’a avoué que c’est ce qu’elle voulait secrètement depuis le début (merci chérie!), mais j’étais très prudente et incertaine, comme je le suis toujours, honnêtement. J’ai dû réfléchir profondément à ce que cela signifiait, pour moi, en tant que personne. J’avais une idée de leurs besoins même s’ils se sont avérés beaucoup plus grands au final, mais j’avais cette culpabilité persistante qui ne voulait pas s’en aller. Je réalise maintenant que c’est parce que je ressentais tellement d’émotions envers la mère biologique des enfants. J’en savais plus que je ne l’aurais voulu à son sujet, mais en même temps extrêmement peu. Je connais certains faits, mais à vrai dire, je ne sais pas qui elle est au-delà de ses erreurs. Ce dont je suis certaine c’est qu’elle aurait aimé garder mes enfants avec elle, mais a atteint un point où ce n’était plus possible.
Mes filles et mon fils sont ses sixième, septième et neuvième enfants placés en adoption à travers le système. Mes propres sentiments vis-à-vis de l’adoption fermée ne peuvent se mesurer à tous ses déchirements intérieurs. Malgré tout, j’avais beaucoup de sentiments mitigés. Je suis une personne pleine de compassion, mais ses actions continuaient de blesser mes enfants et je ne pouvais m’empêcher d’être rancunière à son endroit. Elle a consommé des drogues et de l’alcool en étant enceinte; elle a raté un nombre incalculable de visites, elle a menti à maintes reprises; elle nous a suppliés de prendre en charge notre fils lorsqu’il est né et elle a ensuite menti pour essayer de le récupérer, puis elle a disparu. La liste est longue, et nous sommes fatiguées pour toutes les raisons que vous connaissez bien. Je voulais la haïr.
Mais un jour, l’ancienne mère d’accueil de mes enfants m’a partagé une partie de l’histoire de leur mère biologique que je ne connaissais pas. Elle avait été « l’enfant à problèmes » d’une mère très religieuse, une immigrante d’un autre pays qui avait amené sa fille au Canada afin de lui donner une vie meilleure, uniquement pour découvrir que le Canada n’était pas aussi accueillant qu’elle le pensait (et tellement, tellement froid!). Elle a été mise à la porte de la maison familiale à 16 ans et pas mal laissé à elle-même à partir de là. Quelque chose a cliqué. J’ai reconnu dans cette histoire celle de ma propre mère.
***
Ma mère est l’un des meilleurs humains que je n’ai jamais rencontrés. Elle est drôle, intelligente, chaleureuse, bienveillante, et elle est tout pour moi. Elle est ma source d’espoir et d’inspiration. Mais pendant des années, ce fut une source de profonde douleur dans ma vie que de pouvoir voir clairement ce qu’elle aurait pu devenir si elle n’était pas née noire dans une société raciste. Elle a affronté plus d’obstacles et relevé plus de défis que la plupart des gens. Elle est sous-employée et sous-valorisée. Elle a toujours dû composer avec les stéréotypes négatifs et les maigres attentes. Les gens s’attendent toujours à ce qu’elle échoue et elle doit constamment démontrer sa valeur.
Je crois qu’il en va de même pour la mère biologique de mes enfants. Le jour où j’ai appris son histoire, j’ai été profondément ébranlée. J’avais une preuve vivante dans ma propre demeure d’une horrible vérité : être une femme noire en difficulté et sans aucun soutien équivaut socialement à une peine de mort. Elle a été condamnée avant même d’avoir eu la moindre chance. Elle n’a jamais été considérée comme en valant la peine. Comment était-elle censée surmonter toutes les entraves qui bloquaient son chemin?
J’ai connu le Canada en tant que femme noire biraciale et c’est la même chose ici. J’ai davantage de privilèges, de soutien et d’opportunités qu’elle, mais malgré tout, certains jours, j’ai l’impression que les barrières dressées devant moi sont insurmontables. Comme beaucoup d’immigrants, je pensais que le Canada était un refuge sûr pour les personnes de couleur queer, un endroit où vivre sans oppression ni discrimination. Par certains côtés, c’est le cas. Mais, je vis encore du racisme et de la discrimination ici, et mes enfants aussi. À la garderie, un petit garçon a dit à l’éducatrice que mon fils d’un an devrait toujours être le méchant loup dans leur jeu vu qu’il est noir. Je pensais que les enfants ne voyaient pas la couleur de la peau? J’ai d’autres histoires, mais je ne pense pas devoir en faire une liste chronologique pour pouvoir reconnaître que le racisme est un problème partout.
Comme parents adoptifs, nous savons à quel point il est difficile d’élever nos enfants en raison de leurs problèmes développementaux, leurs traumatismes, leurs rêves brisés, etc. Imaginez en plus qu’ils soient noirs. Ça me pétrifie de savoir que je vais devoir non seulement soutenir mes enfants à travers leurs réalités individuelles, mais aussi dans le contexte d’une société rongée par le racisme structurel et institutionnel. Comment pourrais-je bien y arriver? Qu’est-ce que je peux faire pour garder vivants leurs espoirs pour l’avenir? Comment puis-je préserver leur joie et leur bonheur de vivre tout en leur apprenant ce que sont les inégalités raciales? J’ai dû prendre beaucoup de profondes inspirations depuis leurs adoptions.
Mais les choses sont ce qu’elles sont, et alors que nous sommes témoins de ce qui se déroule depuis quelques semaines dans les communautés noires d’Amérique du Nord et au-delà, l’espoir monte en moi, assez pour que je me surprenne à penser possible la transformation de cette société en un monde meilleur et plus équitable pour tous. À titre de parents adoptifs, noirs ou racialisés pour certains d’entre nous, nous sommes les alliés parfaits. Qui sait mieux que nous qu’à moins d’avoir été dans notre situation, on n’a aucune idée de ce que ça implique d’être nous? De le vivre chaque jour? De connaître les difficultés que nous rencontrons? Eh bien, c’est la même chose pour les gens qui font face à du racisme quotidiennement et cela détruit nos vies depuis bien trop longtemps. Il est temps de s’atteler sérieusement à mettre un terme à cela et changer notre société pour le mieux. Il est temps de demander justice pour les familles noires et autochtones qui sont ciblées de manière disproportionnée par le système de protection de la jeunesse. Il est temps de développer davantage d’outils pour soutenir la réunification des familles et les adoptions ouvertes. Il est temps de mieux recruter et de recruter davantage de familles d’accueil et adoptives au sein de la propre communauté des enfants. Il est temps d’exiger une formation sur la justice raciale adéquate pour les travailleurs sociaux. Il est temps de s’engager et d’investir davantage dans nos communautés. Et il est temps de changer notre société pour que les femmes noires telles que la mère biologique de mes enfants, et ma propre mère, aient la possibilité de réussir et de prospérer.
J’espère que nous pouvons compter sur vous en tant qu’allié dans notre quête de justice. Qui est prêt à être encore plus fort ensemble?!
Contactez-moi à l’adresse african-canadianchair@adopt4life.com si :
Vous êtes un parent qui s’identifie comme étant afro-canadien ou êtes le parent d’un ou plusieurs enfants afro-canadiens et vous envisagez de vous joindre au comité Afro-Canadien d’Adopt4Life.
Vous êtes un allié blanc ou de couleur qui désire commencer ou continuer son combat contre le racisme anti-noir.
Vous voulez partager vos expériences personnelles qui pourraient aider à améliorer le processus d’adoption ou le système de protection de la jeunesse pour les noirs, les autochtones et les personnes de couleur (BIPOC).
Vous avez lu la déclaration d’Adopt4Life et vous avez des questions.